Premier baiser à prix
d’or
C'était toujours dimanche....
Dans la petite campagne normande, mon
oncle et ma tante avaient acquis une maisonnette immaculée, dans laquelle ils
ne rechignaient pas à s'installer pour les weekends de la belle saison. Et
parfois j'y étais conviée.
Je rêvassais longuement sur la pelouse
méthodiquement tondue – digne d’un anglais –, à laquelle on tolérait le trèfle
porte-bonheur comme seule mauvaise herbe, et qui vous emplissait de l'odeur de
l'herbe fraîchement coupée. Ou bien sur la balançoire, cambrée, tête retournée
en arrière, cheveux effleurant le sol, ivre de découvrir le saule à l'envers,
le carmin des noisetiers; ou encore longeant, pieds nus, les pavés
méticuleusement blanchis qui bordaient le rectangle vert et sur lesquels il
était inconcevable de poser une semelle qui noircirait.
On entrait de plein pied dans la
cuisine où, selon l'heure, ma grand-mère Blanche rôtissait le gigot, épluchait
les haricots, ravaudait une chaussette.
Monique, la belle-fille de mon oncle,
assise dans le salon, suivait au loin une perception qui n'appartenait qu'à
elle, ses mains brouillées dans le ballet d'un tricot.
Il était toujours question d'une
sortie sur la Seine, et dans l'éventualité de mettre le hors-bord à l'eau, mon
oncle Marcel et son fils Jeannot le bichonnaient, regrettant déjà les
verdissures que l'eau émeraude et trouble y laisserait.
Le soir seulement j'avais droit de me
glisser dans la chambre qu’il m'était interdit d'explorer de jour. De cette
unique pièce du premier étage, mes yeux ne rencontraient qu'un éventail de
paravents. Si je devinais les autres dans leurs lits, jamais je n’ai pu les y
voir. Et chaque nuit, de dessous ma couche, un pot de chambre m'observait
dormir.
Il va sans dire qu'en cette maison, on
cultivait le rituel.
Comme à l'église – qu'on ne
fréquentait pas – il existait des génuflexions profondes à ne pas omettre, un
grand officiant qu'on ne confrontait pas, une tradition qui imposait un rôle
immuable à chacun. Le rituel exigeait de moi la politesse la plus obséquieuse :
« Puis-je sortir de table ? », « Est-ce que je peux jouer dehors
? » et s'émaillaient des vérités universelles de l'époque, telles que
« Les enfants ne parlent pas à table », « On ne met pas les
coudes », « Un enfant ne doit pas répondre »... sans oublier
l'obligation du baiser du matin et du soir, que l'adulte recevait des enfants
avec un contentement évident. Quand j’écris « les enfants », c'est
qu'il y avait, outre ma personne, la fille de Jeannot et de Monique, mon aînée
d'un an, fille unique, et dont la solitude était probablement la vraie raison
de ma présence.
Ici tout indiquait que l’enfant devait
être uniquement source de fierté ; le moindre manquement impliquait de
raser les murs comme un lézard d'été, dans la frayeur fantasmatique de se voir
un appendice arraché.
Mon obéissance réjouissait ma tante
qui n'avait pas daigné prêter son ventre à la maternité, et qui mettait un
point d'honneur à faire mieux que ma mère dans l'art du dressage.
Ainsi, impressionnée et intriguée
d'appartenir pour un temps à cette vie si parfaite, je me montrais soumise et
gagnais le droit de revenir.
Néanmoins, cette docilité n'alla pas
jusqu'à annihiler totalement ma réflexion, dont l'éruption incontrôlée projeta
un jour un roc qui fit frissonner l'assemblée, me laissant moi-même tremblante
des mots jaillis, tels d’affreux crapauds, du tréfonds de mon gosier. Je
vérifiai alors qu'une perte de vigilance d'un instant pouvait anéantir des
années d'efforts, qu'une parole échappée pouvait briser une harmonie tissée sur
une trame de rigidité.
Le drame eut lieu vers mes 10 ans,
quand, préoccupée par un souci de cohérence, et ayant demandé la permission de
parler, comme il se devait, je m'enquis de savoir pourquoi (sous-entendu dans
ce monde si mesuré), oui pourquoi mon oncle mangeait bouche ouverte, nous
régalant du panorama des différents aliments broyés dans le hachoir bruyant de
ses mâchoires.
Un silence consterné s'ensuivit. Ma
tante se figea tout d’abord, puis s'éventa. Sans doute encore ses bouffées de
chaleur. Mon oncle eut un regard incertain, une chaleur au visage lui aussi.
Les autres piquèrent du nez dans leurs assiettes. L’oncle quitta la table et
rejoignit son fauteuil à l'écart.
Dans le drame palpable, je crus voir
passer un éclair amusé dans les yeux de ma grand-mère qui s'excusa vite pour
rejoindre la cuisine.
On m'envoya au lit.
Seule derrière mon paravent, alitée
au-dessus du pot de chambre, dans cette maison plombée par ma faute, je
m'effondrai sans bruit devant l'effroyable perte qui s'annonçait, Perrette
devant son lait répandu, choquée de n'avoir obtenu aucune réponse à ma
pertinente question, et indignée du peu de reconnaissance envers ma tentative
de faire disparaître la vue dissonante des aliments ensalivés de ce panorama à
tout point de vue si bien ordonné.
Mes visites furent interrompues.
Il existait une autre raison à ma mise
à distance, une raison qu'une petite fille n'imagine pas. L'incongruité brutale
de mon interrogation, ce zèle qu’on venait de me découvrir, avait éveillé une
terreur tapie dans l'ombre : la terreur de la vérité.
C'est drôle comme un enfant peut
ressentir une confusion qui plane sur l'univers familial, tohu-bohu, bouillie
originelle avant l'apparition de la lumière; rien pourtant ne fait sens dans
son esprit.
Un adulte aussi peut avoir toutes les
pièces d'un puzzle, qu'il n'assemble que bien longtemps après.
Ici l'apparente perfection des
gestes et du comportement, la maison et le jardin bichonnés, la régularité dans
les rythmes essentiels du quotidien, la retenue élégante dans toutes les
décisions, sans parler du comportement hautain du chat, ou plutôt de la chatte,
Baccarat ! inapprochable, faute de trop de prévenance et de soins; oui
tout cela aurait dû attirer mon attention, m’alerter. Et c'est ce qui s'était
produit d'une certaine façon lorsque quelque chose en moi avait montré du doigt
le trou béant de cette bouche à la voracité sans retenue ; cette anomalie.
Mais j’avais parlé trop vite, happée par l’entrain général à rendre notre vie
immaculée, sans pressentir l’ombre de ce décor.
Un autre aspect qui aurait dû me
mettre la puce à l'oreille était la façon dont on baissait soudain la voix,
lorsque je demandais à partir pour la colline, rendre visite à ma marraine,
Nisou. Par respect pour le sacrement qui m’avait unie à elle, on me murmurait,
étrangement à regret, que oui.
Je montais alors par le raidillon aux
orties, les jambes démangeantes arrivée en haut, pour me trouver devant une
petite maison à colombages, engloutie sous la végétation. Je secouais une
cloche enfouie dans les feuillages, tentant de deviner des silhouettes dans la
cuisine qu’ambrait une fausse lampe à pétrole, de jour comme de nuit. Mamie
ouvrait la porte. Deux petits cockers noirs et blancs accouraient pour frotter
mes mollets.
On ne posait aucune question là non
plus, jamais.
J'étais venue, voilà. Ni désirée, ni
rejetée. J'étais incluse, immédiatement absorbée par la colline aux minuscules
bassins transparents, sous la paillote où l'on boit du vin blanc, où
l'on mange du saucisson, et où l'on joue aux boules. Dans la verdure
insolente, dans les minuscules allées sableuses qui grimpent au flanc du
vallon, je pouvais m’aventurer, sauter, plonger les mains dans l'eau verte pour
saisir les poissons, tremper mes lèvres dans l'alcool (ce qui déclenchait des
rires), me remplir de cacahuètes... Ici
c'était la liberté.
Ma marraine était belle, belle comme
dans les films, comme une actrice américaine qui sent bon et dont les cheveux
blonds de lune recourbent sur les épaules, dont le petit nez adorable pointe le
regard vers les lèvres en bonbon... Je cherche sa voix dans ma mémoire, oui
cette voix comme un grelot qui rit...
Elle croisait toujours les pans de son
chemisier blanc en un nœud qui enserrait sa taille étroite. Sa gorge se nacrait
sous les perles bleutées et dorées. Son jean arrondissait ses hanches et
plongeait dans des bottes de cowgirl.
Ma marraine était une fée, un ange,
toujours une apparition.
Je la surprenais parfois attablée au
jardin, ou binant le dessous d’un buisson, avec son époux Pierrot (que j'aurais
trouvé beau si notre fée n'irradiait tant), taillant un rosier, ôtant les
fleurs sèches. Dans ce paradis-là, il traînait toujours des petits tas ratissés
attendant d'être ramassés.
On s'égosillait souvent avec Roger,
père de Nisou et Père Noël à la barbe blanche, à la chemise de flanelle à
carreaux et aux bretelles : « Elle avait des bagues à chaque doigt, des
tas de bracelets autour des poignets, et puis elle chantait avec une voix qui
sitôt m'enjôla... » Sans jamais avoir besoin de se le dire, on célébrait
toujours la naissance de Nisou, comme Sandro Botticelli celle de Vénus.
Je redescendais chaque fois ivre de
mon périple, cueillant une herbe, suçotant son jus sucré et âcre, sachant
que je devrais taire mon voyage auprès de ma sirène.
Pourquoi ?
C'est à ma tante qu’il me fallait
demander la permission, mais c'est devant mon oncle que je devais sceller ma
bouche.
Que pouvait-il donc redouter de la
chaumière qui fumait là-haut ?
Je commençais à comprendre que
l’accoutrement des adultes présentait des trous, de grandes poches enfouies
dans les pans de leurs vies, au sujet desquelles ils étaient tacitement
d’accord de ne jamais se questionner.
Si tous ces personnages avaient été
réunis à mon baptême, neuf ans plus tôt, que s’était-il passé depuis ?
Pourquoi ne se fréquentaient-ils plus ?
Ces mondes incohérents à plus d’un
titre et qui n’en finissaient pas de converger en moi, allaient diverger
jusqu’à la mort, et j’étais impuissante devant cette dérive.
C’est dans le pavillon en meulière de
Villennes-sur-Seine, aux hautes moquettes pure laine, toujours chauffé au
maximum supportable, aux moulures de plâtre grimpant jusqu’aux plafonds, que
j’entendis que si l’oncle Marcel exerçait maintenant dans la distribution de
métal, il venait de vendre sa charcuterie de Saint-Germain-en-Laye. Un
charcutier ! Je compris mieux alors cette bouche ouverte qui aspire de
l’air pour davantage sentir le goût, et je conçus un dégoût pour cette
vulgarité.
Quant à Nisou, qui vivait justement à Saint-Germain-en-Laye,
dans une maison de ville fort ancienne aux recoins soignés, habillée des
meilleures trouvailles de leur magasin d’antiquités, aux parquets admirablement
cirés par la bonne (Maria – what else ? –), c’est chez elle, à la même
période, que là encore je reçus un choc. Je surpris un chuchotement et cet
univers dégringola en moi… Pierrot était éboueur. Oui, ça gagnait autant qu’un
ingénieur !
Ainsi dans ces deux maisons, on se
soumettait à l’argent et au mensonge, au jeu du clinquant et de l’apparence, et
on niait les trébuchements. On aimait ici le ski à Courchevel et le ski
nautique aux Andelys, et on aimait là le cheval monté à l’américaine, les
meubles de prix, les bijoux rares.
On m’offrit dans la première la
chevalière en or à mes initiales pour ma communion solennelle, on m’avait donné
dans l’autre la précieuse dinette en porcelaine d’un siècle passé.
Tous ces étendards, qu’aucun
questionnement ne devait troubler, claquaient dans le souffle de cette
bourgeoisie d’après-guerre.
Je restai longtemps l’esprit soufflé de
ces découvertes, tendue dans les contradictions des « grandes
personnes », dans ce dédale aux tournants abrupts, dans cette marée
obscure que rien n’éclairait.
Mais un jour, on donna une fête pour les
soixante ans de mon oncle Marcel, en Normandie.
Ce serait la dernière fois que j’entrerais
dans ce jardin.
Il y avait foule, il y avait un buffet
campagnard, il y avait le soleil consumant ce jour de juin de mes 12 ans.
Et aussi un garçon de 14 ans aux
cheveux d’aurore, aux yeux rieurs, à la bouche cerise, aux fossettes dorées.
A cause d’une danse ratée, à cause de
mon coeur qui venait d’entrevoir que sa fée de la colline avait, par le passé,
été trop belle pour être invitée aujourd’hui, à cause du vin qu’on avait goûté,
à cause du chemin de hallage qui s’était finalement trouvé emprisonné sous un
rayon de lune, à cause du garçon qui avait rejoint la jeune fille que j’étais
et allait la libérer pour toujours...tout a chaviré.
Oui, il m’avait rejointe dans la nuit
sur le chemin jaune, et nous avions marché vers un ponton, sans parler. A 12 et
14 ans, on peut vivre des choses importantes, plus importantes que celles des
adultes, des choses de vérité.
Au-dessus de l’eau clapotante, il
avait d’abord fait des ricochets, comme pour la sonder.
Enfin, il avait tendu sa main droite
vers ma main gauche, non pour simplement la saisir, mais pour interroger
longuement la chevalière à mon doigt. Sans doute avait-il à la suite sondé de ses
yeux les miens, mais il faisait trop sombre.
De mon annulaire, il avait tendrement
fait glisser la bague pour l’en libérer, puis s’étant tourné résolu vers l’eau noire,
sans me lâcher, oui il avait jeté l’anneau en pâture aux tourbillons de la
Seine.
Glissant alors le long de mon bras,
remontant jusqu’à mes épaules, il s’était penché sur mon visage. Et quand
mes yeux se fermèrent sur son souffle chaud, une mer se leva, insolente,
claquante d’énergie neuve. Au milieu de ses eaux se formait un passage...
A cet instant même, je ravis en moi le
feu de sa présence, pour l’emporter sur l’autre rive, celle d’où j'écris
aujourd’hui, cette rive unique, de laquelle on reconnaît après-coup l’essence
de ce que l’on a vécu.
Elle dit aussi que s'il
n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres.
Marguerite Duras.
On s'imagine en train de lire le journal intime d'une petite fille, réécrit par un adulte. Brigitte raconte parfaitement bien cet épisode de sa vie, qui nous replonge dans notre enfance. Encore une fois, elle a réussi à me charmer. Bravo !
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