dimanche 24 août 2014

PREMIER BAISER à prix d'or (Texte intégral)



Premier baiser à prix d’or

C'était toujours dimanche....

Dans la petite campagne normande, mon oncle et ma tante avaient acquis une maisonnette immaculée, dans laquelle ils ne rechignaient pas à s'installer pour les weekends de la belle saison. Et parfois j'y étais conviée.
Je rêvassais longuement sur la pelouse méthodiquement tondue – digne d’un anglais –, à laquelle on tolérait le trèfle porte-bonheur comme seule mauvaise herbe, et qui vous emplissait de l'odeur de l'herbe fraîchement coupée. Ou bien sur la balançoire, cambrée, tête retournée en arrière, cheveux effleurant le sol, ivre de découvrir le saule à l'envers, le carmin des noisetiers; ou encore longeant, pieds nus, les pavés méticuleusement blanchis qui bordaient le rectangle vert et sur lesquels il était inconcevable de poser une semelle qui noircirait.

On entrait de plein pied dans la cuisine où, selon l'heure, ma grand-mère Blanche rôtissait le gigot, épluchait les haricots, ravaudait une chaussette.
Monique, la belle-fille de mon oncle, assise dans le salon, suivait au loin une perception qui n'appartenait qu'à elle, ses mains brouillées dans le ballet d'un tricot.
Il était toujours question d'une sortie sur la Seine, et dans l'éventualité de mettre le hors-bord à l'eau, mon oncle Marcel et son fils Jeannot le bichonnaient, regrettant déjà les verdissures que l'eau émeraude et trouble y laisserait. 
Le soir seulement j'avais droit de me glisser dans la chambre qu’il m'était interdit d'explorer de jour. De cette unique pièce du premier étage, mes yeux ne rencontraient qu'un éventail de paravents. Si je devinais les autres dans leurs lits, jamais je n’ai pu les y voir. Et chaque nuit, de dessous ma couche, un pot de chambre m'observait dormir.

Il va sans dire qu'en cette maison, on cultivait le rituel.
Comme à l'église – qu'on ne fréquentait pas – il existait des génuflexions profondes à ne pas omettre, un grand officiant qu'on ne confrontait pas, une tradition qui imposait un rôle immuable à chacun. Le rituel exigeait de moi la politesse la plus obséquieuse : « Puis-je sortir de table ? », « Est-ce que je peux jouer dehors ? » et s'émaillaient des vérités universelles de l'époque, telles que « Les enfants ne parlent pas à table », « On ne met pas les coudes », « Un enfant ne doit pas répondre »... sans oublier l'obligation du baiser du matin et du soir, que l'adulte recevait des enfants avec un contentement évident. Quand j’écris « les enfants », c'est qu'il y avait, outre ma personne, la fille de Jeannot et de Monique, mon aînée d'un an, fille unique, et dont la solitude était probablement la vraie raison de ma présence. 
Ici tout indiquait que l’enfant devait être uniquement source de fierté ; le moindre manquement impliquait de raser les murs comme un lézard d'été, dans la frayeur fantasmatique de se voir un appendice arraché.
Mon obéissance réjouissait ma tante qui n'avait pas daigné prêter son ventre à la maternité, et qui mettait un point d'honneur à faire mieux que ma mère dans l'art du dressage.
Ainsi, impressionnée et intriguée d'appartenir pour un temps à cette vie si parfaite, je me montrais soumise et gagnais le droit de revenir. 
Néanmoins, cette docilité n'alla pas jusqu'à annihiler totalement ma réflexion, dont l'éruption incontrôlée projeta un jour un roc qui fit frissonner l'assemblée, me laissant moi-même tremblante des mots jaillis, tels d’affreux crapauds, du tréfonds de mon gosier. Je vérifiai alors qu'une perte de vigilance d'un instant pouvait anéantir des années d'efforts, qu'une parole échappée pouvait briser une harmonie tissée sur une trame de rigidité. 
Le drame eut lieu vers mes 10 ans, quand, préoccupée par un souci de cohérence, et ayant demandé la permission de parler, comme il se devait, je m'enquis de savoir pourquoi (sous-entendu dans ce monde si mesuré), oui pourquoi mon oncle mangeait bouche ouverte, nous régalant du panorama des différents aliments broyés dans le hachoir bruyant de ses mâchoires.
Un silence consterné s'ensuivit. Ma tante se figea tout d’abord, puis s'éventa. Sans doute encore ses bouffées de chaleur. Mon oncle eut un regard incertain, une chaleur au visage lui aussi. Les autres piquèrent du nez dans leurs assiettes. L’oncle quitta la table et rejoignit son fauteuil à l'écart.
Dans le drame palpable, je crus voir passer un éclair amusé dans les yeux de ma grand-mère qui s'excusa vite pour rejoindre la cuisine.
On m'envoya au lit.
Seule derrière mon paravent, alitée au-dessus du pot de chambre, dans cette maison plombée par ma faute, je m'effondrai sans bruit devant l'effroyable perte qui s'annonçait, Perrette devant son lait répandu, choquée de n'avoir obtenu aucune réponse à ma pertinente question, et indignée du peu de reconnaissance envers ma tentative de faire disparaître la vue dissonante des aliments ensalivés de ce panorama à tout point de vue si bien ordonné. 
Mes visites furent interrompues.

Il existait une autre raison à ma mise à distance, une raison qu'une petite fille n'imagine pas. L'incongruité brutale de mon interrogation, ce zèle qu’on venait de me découvrir, avait éveillé une terreur tapie dans l'ombre : la terreur de la vérité.
C'est drôle comme un enfant peut ressentir une confusion qui plane sur l'univers familial, tohu-bohu, bouillie originelle avant l'apparition de la lumière; rien pourtant ne fait sens dans son esprit.
Un adulte aussi peut avoir toutes les pièces d'un puzzle, qu'il n'assemble que bien longtemps après. 
Ici l'apparente perfection des gestes et du comportement, la maison et le jardin bichonnés, la régularité dans les rythmes essentiels du quotidien, la retenue élégante dans toutes les décisions, sans parler du comportement hautain du chat, ou plutôt de la chatte, Baccarat ! inapprochable, faute de trop de prévenance et de soins; oui tout cela aurait dû attirer mon attention, m’alerter. Et c'est ce qui s'était produit d'une certaine façon lorsque quelque chose en moi avait montré du doigt le trou béant de cette bouche à la voracité sans retenue ; cette anomalie. Mais j’avais parlé trop vite, happée par l’entrain général à rendre notre vie immaculée, sans pressentir l’ombre de ce décor.

Un autre aspect qui aurait dû me mettre la puce à l'oreille était la façon dont on baissait soudain la voix, lorsque je demandais à partir pour la colline, rendre visite à ma marraine, Nisou. Par respect pour le sacrement qui m’avait unie à elle, on me murmurait, étrangement à regret, que oui.

Je montais alors par le raidillon aux orties, les jambes démangeantes arrivée en haut, pour me trouver devant une petite maison à colombages, engloutie sous la végétation. Je secouais une cloche enfouie dans les feuillages, tentant de deviner des silhouettes dans la cuisine qu’ambrait une fausse lampe à pétrole, de jour comme de nuit. Mamie ouvrait la porte. Deux petits cockers noirs et blancs accouraient pour frotter mes mollets.
On ne posait aucune question là non plus, jamais.
J'étais venue, voilà. Ni désirée, ni rejetée. J'étais incluse, immédiatement absorbée par la colline aux minuscules bassins transparents, sous la paillote où l'on boit du vin blanc, où l'on mange du saucisson, et où l'on joue aux boules. Dans la verdure insolente, dans les minuscules allées sableuses qui grimpent au flanc du vallon, je pouvais m’aventurer, sauter, plonger les mains dans l'eau verte pour saisir les poissons, tremper mes lèvres dans l'alcool (ce qui déclenchait des rires), me remplir de cacahuètes... Ici c'était la liberté.
Ma marraine était belle, belle comme dans les films, comme une actrice américaine qui sent bon et dont les cheveux blonds de lune recourbent sur les épaules, dont le petit nez adorable pointe le regard vers les lèvres en bonbon... Je cherche sa voix dans ma mémoire, oui cette voix comme un grelot qui rit...
Elle croisait toujours les pans de son chemisier blanc en un nœud qui enserrait sa taille étroite. Sa gorge se nacrait sous les perles bleutées et dorées. Son jean arrondissait ses hanches et plongeait dans des bottes de cowgirl.
Ma marraine était une fée, un ange, toujours une apparition. 
Je la surprenais parfois attablée au jardin, ou binant le dessous d’un buisson, avec son époux Pierrot (que j'aurais trouvé beau si notre fée n'irradiait tant), taillant un rosier, ôtant les fleurs sèches. Dans ce paradis-là, il traînait toujours des petits tas ratissés attendant d'être ramassés.
On s'égosillait souvent avec Roger, père de Nisou et Père Noël à la barbe blanche, à la chemise de flanelle à carreaux et aux bretelles : « Elle avait des bagues à chaque doigt, des tas de bracelets autour des poignets, et puis elle chantait avec une voix qui sitôt m'enjôla... » Sans jamais avoir besoin de se le dire, on célébrait toujours la naissance de Nisou, comme Sandro Botticelli celle de Vénus.
Je redescendais chaque fois ivre de mon périple, cueillant une herbe, suçotant son jus sucré et âcre, sachant que je devrais taire mon voyage auprès de ma sirène. 
Pourquoi ?
C'est à ma tante qu’il me fallait demander la permission, mais c'est devant mon oncle que je devais sceller ma bouche.
Que pouvait-il donc redouter de la chaumière qui fumait là-haut ?

Je commençais à comprendre que l’accoutrement des adultes présentait des trous, de grandes poches enfouies dans les pans de leurs vies, au sujet desquelles ils étaient tacitement d’accord de ne jamais se questionner.
Si tous ces personnages avaient été réunis à mon baptême, neuf ans plus tôt, que s’était-il passé depuis ? Pourquoi ne se fréquentaient-ils plus ?
Ces mondes incohérents à plus d’un titre et qui n’en finissaient pas de converger en moi, allaient diverger jusqu’à la mort, et j’étais impuissante devant cette dérive.

C’est dans le pavillon en meulière de Villennes-sur-Seine, aux hautes moquettes pure laine, toujours chauffé au maximum supportable, aux moulures de plâtre grimpant jusqu’aux plafonds, que j’entendis que si l’oncle Marcel exerçait maintenant dans la distribution de métal, il venait de vendre sa charcuterie de Saint-Germain-en-Laye. Un charcutier ! Je compris mieux alors cette bouche ouverte qui aspire de l’air pour davantage sentir le goût, et je conçus un dégoût pour cette vulgarité.
Quant à Nisou, qui vivait justement à Saint-Germain-en-Laye, dans une maison de ville fort ancienne aux recoins soignés, habillée des meilleures trouvailles de leur magasin d’antiquités, aux parquets admirablement cirés par la bonne (Maria – what else ? –), c’est chez elle, à la même période, que là encore je reçus un choc. Je surpris un chuchotement et cet univers dégringola en moi… Pierrot était éboueur. Oui, ça gagnait autant qu’un ingénieur !

Ainsi dans ces deux maisons, on se soumettait à l’argent et au mensonge, au jeu du clinquant et de l’apparence, et on niait les trébuchements. On aimait ici le ski à Courchevel et le ski nautique aux Andelys, et on aimait là le cheval monté à l’américaine, les meubles de prix, les bijoux rares.
On m’offrit dans la première la chevalière en or à mes initiales pour ma communion solennelle, on m’avait donné dans l’autre la précieuse dinette en porcelaine d’un siècle passé.
Tous ces étendards, qu’aucun questionnement ne devait troubler, claquaient dans le souffle de cette bourgeoisie d’après-guerre.
Je restai longtemps l’esprit soufflé de ces découvertes, tendue dans les contradictions des « grandes personnes », dans ce dédale aux tournants abrupts, dans cette marée obscure que rien n’éclairait.
Mais un jour, on donna une fête pour les soixante ans de mon oncle Marcel, en Normandie.

Ce serait la dernière fois que j’entrerais dans ce jardin.
Il y avait foule, il y avait un buffet campagnard, il y avait le soleil consumant ce jour de juin de mes 12 ans.
Et aussi un garçon de 14 ans aux cheveux d’aurore, aux yeux rieurs, à la bouche cerise, aux fossettes dorées.

A cause d’une danse ratée, à cause de mon coeur qui venait d’entrevoir que sa fée de la colline avait, par le passé, été trop belle pour être invitée aujourd’hui, à cause du vin qu’on avait goûté, à cause du chemin de hallage qui s’était finalement trouvé emprisonné sous un rayon de lune, à cause du garçon qui avait rejoint la jeune fille que j’étais et allait la libérer pour toujours...tout a chaviré.
Oui, il m’avait rejointe dans la nuit sur le chemin jaune, et nous avions marché vers un ponton, sans parler. A 12 et 14 ans, on peut vivre des choses importantes, plus importantes que celles des adultes, des choses de vérité.
Au-dessus de l’eau clapotante, il avait d’abord fait des ricochets, comme pour la sonder.
Enfin, il avait tendu sa main droite vers ma main gauche, non pour simplement la saisir, mais pour interroger longuement la chevalière à mon doigt. Sans doute avait-il à la suite sondé de ses yeux les miens, mais il faisait trop sombre.
De mon annulaire, il avait tendrement fait glisser la bague pour l’en libérer, puis s’étant tourné résolu vers l’eau noire, sans me lâcher, oui il avait jeté l’anneau en pâture aux tourbillons de la Seine.
Glissant alors le long de mon bras, remontant jusqu’à mes épaules, il s’était penché sur mon visage. Et quand mes yeux se fermèrent sur son souffle chaud, une mer se leva, insolente, claquante d’énergie neuve. Au milieu de ses eaux se formait un passage...

A cet instant même, je ravis en moi le feu de sa présence, pour l’emporter sur l’autre rive, celle d’où j'écris aujourd’hui, cette rive unique, de laquelle on reconnaît après-coup l’essence de ce que l’on a vécu.

Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres.
Marguerite Duras.






1 commentaire:

  1. On s'imagine en train de lire le journal intime d'une petite fille, réécrit par un adulte. Brigitte raconte parfaitement bien cet épisode de sa vie, qui nous replonge dans notre enfance. Encore une fois, elle a réussi à me charmer. Bravo !

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